Article CNT-AIT 2006
L’isolement de la CNT
Au cours des années 50, l’organisation s’isole et se marginalise de plus en plus. Elle devient une section française de la C.N.T. espagnole en même temps que se manifeste la solidarité avec les Espagnols dans la lutte anti-franquiste. Réduite à un simple noyau de militants, les évènements de mai 1968 mettent fin à ce que l’on pourrait désigner comme la première C.N.T.
1- Comment l’isolement conduit au sectarisme !
Si la C.N.T. a connu une activité syndicale de 1946 à 1950, son positionnement par rapport au Cartel d’unité d’action syndicaliste la conduit à s’isoler du mouvement syndical mais également du mouvement libertaire. Par rapport à l’enthousiasme et à l’euphorie qui se dégageaient les trois premières années, la situation en 1950 semble plus calme, voire sur le déclin. Le congrès de 1950 marque la fin d’une période d’espoir pour les anarcho-syndicalistes, en dévoilant notamment ce qu’est devenue l’organisation. Nous reproduisons ici un extrait du rapport moral présenté par la C.A. lors du congrès : “Le manque d’organisation est un mal chronique dont souffre notre mouvement. Le plus souvent, les organismes, à part quelques exceptions, méconnaissent le fédéralisme, agissent sur l’initiative de un ou de quelques camarades. Ceci provient, d’une part, du niveau médiocre de culture syndicaliste des adhérents, d’autre part, du désintéressement de ces derniers envers l’organisation. Cette situation amène des déviations organisationnelles qui se traduisent par l’implantation de méthodes de travail centralisées et un étiolement des organismes de base. Il faut noter que si les syndiqués se tiennent à l’écart de la vie syndicale, c’est que le plus souvent les syndicats ont peu d’activité. Le travail syndical se fait généralement à la petite semaine, sans perspective […]. Or il ne semble pas […] que toutes les fédérations constituées aient assumé le rôle de coordination et de liaison qui leur est dévolu. Ceci tient à ce que les syndicats se sont abstenus de répondre aux appels qui leur étaient adressés par les fédérations ou qu’ils aient méconnu l’importance de ces dernières comme élément d’agitation revendicative sur le plan national”.
Ce bilan négatif met en lumière les problèmes d’organisation et de structure. Les difficultés et l’inactivité que connaît la C.N.T. sont celles que peut rencontrer une petite organisation lorsque le climat social reste stable. Si la C.N.T. a pu connaître un succès et un dynamisme en 1947 et 1948, c’est parce que le climat social le permettait alors. Les mobilisations collectives permettent en effet à l’organisation de se montrer et d’avancer ses mots d’ordres. La visibilité est un facteur de développement de l’organisation. Ainsi, dans la mesure où les adhésions à la C.N.T. ne se réalisaient pas sur des bases idéologiques, avec le reflux du mouvement social qui s’opère au début des années cinquante (malgré la grève de 1953), la confédération perd de nombreux adhérents.
En 1954, les effectifs de la C.N.T. auraient baissé de plus de 40% par rapport à 1947 [1]. L’irrégularité de la parution du Combat Syndicaliste et la disparition des organes fédéraux traduisent cet affaiblissement. Le contenu du Combat syndicaliste laisse transparaître la quasi-inactivité des syndicats. Les articles sont le plus souvent théoriques, se consacrant à l’anarchisme et au syndicalisme révolutionnaire ou dénonçant les grandes centrales, mais ne proposant rien sur ses propres activités. A partir de 1952, toujours à travers la lecture du journal, la C.N.T. paraît totalement vidée. Sur quatre pages, une est consacrée aux adresses et à la librairie, une deuxième est une tribune libre. A cela il faut ajouter les communiqués de la C.N.T. espagnole, du S.I.A. (Solidarité Internationale Antifasciste) et les nombreux articles consacrés à l’actualité des sections de l’A.I.T.
Alors que l’organisation connaît un affaiblissement, elle s’enracine dans des querelles idéologiques, point faible de la C.N.T. Au congrès de 1954, le problème de l’identification de la C.N.T. à l’anarchisme est reposé. En effet, la tendance syndicaliste révolutionnaire regroupée entre autres autour de Aimé Capelle s’oppose à l’influence anarchiste qui représenterait un danger pour l’organisation. En réponse à ce dernier, le délégué du syndicat des employés de Paris déclare qu’“il est à remarquer que les camarades qui se dressent contre l’influence anarchiste sont ceux-là mêmes qui tendent à orienter notre confédération vers le réformisme […]”. Ces querelles intestines finissent par vider la C.N.T. qui devient alors de plus en plus sectaire et dogmatique.
Ce dogmatisme se manifeste en 1957, année pendant laquelle la C.N.T. connaît une nouvelle crise. Le conflit concerne les principaux responsables de la C.A., Raymond Fauchois et Yves Prigent, et des militants de la 2ème U.R. (région parisienne). Le syndicat S.U.B. de la 2ème U.R., dont le secrétaire est Yves Prigent, avait demandé la tenue d’“un congrès extraordinaire de la C.N.T., qui sera appelé à statuer sur l’exclusion d’éléments de syndicats qui se sont mis eux-mêmes en marge de l’organisation (P.T.T., S.I.M., bois, livre). D’autre part, le S.U.B. demande que soit évincé de la C.N.T. tout individu adhérent de l’Union des Syndicalistes, et de toute organisation politique […]” [2].
Il s’agit en réalité d’exclure la tendance syndicaliste révolutionnaire. Il était reproché aux adhérents de cette tendance, à savoir Yvernel, Marchetti, Malfatti, Capelle et Riguidel de participer à l’Union Syndicaliste dont l’organe était la Révolution prolétarienne et d’avoir renié l’A.I.T. Or si la participation à l’Union Syndicaliste ne s’inscrit pas dans la ligne politique de la C.A. dirigée par Fauchois, Prigent et Ibanez, elle ne pose en revanche aucun problème statutaire ou idéologique, excepté pour les responsables confédéraux qui affirmaient que la C.N.T. ne devait regrouper que des anarcho-syndicalistes.
Ce rejet du groupe de l’Union syndicaliste traduit l’esprit de la C.N.T. à cette époque. Elle se présente comme la seule voie de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire. Dans ce sens, tous les membres de l’Union syndicaliste qui se réclament du syndicalisme révolutionnaire mais qui adhèrent aux grandes centrales font le jeu du réformisme. Lors de ce congrès extraordinaire tenu à Poitiers les 27 et 28 avril 1957, les adhérents Yvernel, Velfond pour le S.I.M., Malfatti et Deck pour le syndicat du bois, Bonneau et Martin pour le syndicat des P.T.T., Riguidel et Bouzigout du S.U.B., Eckermann du syndicat des employés et enfin, Aimé Capelle et Marchetti du syndicat du livre [3] ont été exclus de la CNT. L’exclusion de ces militants dont certains avaient été membres de la C.A. après le 4ème congrès de 1950, a eu pour conséquence de vider la 2ème U.R. L’épuration, car c’est bien de cela qu’il s’agit, avait déjà commencé après le 6ème congrès confédéral de 1954 avec l’exclusion ou le départ par lassitude des membres de la C.A. élue à ce congrès. Ainsi, avant ce congrès extraordinaire d’avril 1957, n’étaient déjà plus adhérents à la C.N.T. les responsables confédéraux élus au 6ème congrès, à savoir Armonia Munoz (administratrice du Combat Syndicaliste), Emile Akoun (secrétaire à la propagande), Henri Bouyé (secrétaire aux relations internationales) et André Maille (trésorier) [4].
Les exclusions qui ont été décidées lors de ce congrès extraordinaire, ne font qu’accentuer l’état critique dans lequel est plongée la C.N.T. Avant ces exclusions, le bulletin de la 2ème U.R. daté du 10 janvier 1957 montre déjà l’état déplorable de l’organisation : “[…]la déchéance graduelle de la C.N.T., que tout le monde constate en nous imputant les causes, est le résultat de multiples facteurs :
a) l’organisation : la plupart des syndicats sont inactifs par manque de militants ; les adhérents cotisent irrégulièrement, provoquant des retards dans les trésoreries syndicales et régionales ; pour beaucoup de militants, le travail syndical consiste à cultiver l’idéologie tout en s’abstenant d’un travail plus pratique (distribution de tracts, collage d’affiches lorsque l’occasion s’en présente) ; la plupart des syndiqués étant des vieux adhérents, le renouvellement par des jeunes est trop lent pour provoquer un rajeunissement de la C.N.T. ; des jeunes sont venus : ils sont partis, préférant rejoindre des organisations plus représentatives.
b) des rapports régionaux et confédéraux : un désaccord sur les méthodes d’action entre les militants régionaux et confédéraux (entretenu par le sectarisme de Fauchois-Prigent pour monopoliser l’organisation et imposer leur tutelle) n’a fait que déchoir celle-ci en provoquant l’élimination progressive de bons éléments en désaccord avec les directives du tandem. […]”.
Cet extrait pose bien le problème que connaît la C.N.T. dans les années cinquante. L’inactivité de la C.N.T. rend difficile le recrutement de nouveaux adhérents. Malgré cela, l’organisation se permet d’exclure des militants dont certains -tels que Aimé Capelle- ont contribué à la création de la C.N.T. Ainsi, presque toute la génération qui avait participé à la C.G.T.S.R., à l’U.A. ou à la F.A.F., puis qui avait créé la C.N.T. en 1946, n’y milite plus.
Ce sectarisme, qui conduit à l’autodestruction de l’organisation, se poursuit cependant dans les années qui suivent. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le compte-rendu du neuvième congrès confédéral tenu à paris les 4, 5 et 6 juin 1960. En effet, plusieurs syndicats déclarent qu’“il faut veiller au choix du recrutement”, “que la sélection doit être faite pour éviter l’action néfaste des réformistes et des soi-disant révolutionnaires”. La conclusion du secrétaire confédéral, B. Gonzalbo, va dans le même sens : “Nous n’atteindrons notre but que par la lutte des classes et le danger de noyautage et d’absorption justifie la sélection” [5].
Seule la C.N.T. de Toulouse échappe à ce sectarisme en affirmant que quiconque peut adhérer à la C.N.T. L’U.L. de Toulouse s’était d’ailleurs prononcée contre les exclusions de 1957.
Le sectarisme et le dogmatisme qui se développent au sein de la C.N.T. se manifestent également à l’égard des organisations libertaires. A ce même congrès est votée une résolution qui, si elle se veut conciliante, ne peut que rebuter ces organisations :
“Après avoir étudié le point sur les relations avec les organisations affinitaires, notre IXème congrès désire que des relations amicales étroites existent […] entre la C.N.T., la F.A.F., le G.A.A.R. et les amis de Sébastien Faure mais tient à indiquer, pour éviter toute équivoque qu’il ne peut concevoir que ces affinitaires nous ignorent, appartiennent à des confédérations réformistes politisées, pactisent avec des partis politiques quels qu’ils soient et, circonstanciellement, avec des organisations qui nous sont nettement hostiles et luttent contre nous. La C.N.T. exigera en cas d’accord avec les affinitaires : 1) Leur adhésion individuelle à la C.N.T.[…]”.
S’il est vrai que les organisations libertaires et plus particulièrement la F.A. sont hostiles à la C.N.T., cette résolution exprime l’idée selon laquelle les anarchistes doivent s’organiser au sein de la C.N.T. Elle ne peut concevoir l’organisation des libertaires au sein d’autres organisations, et encore moins au sein des grandes centrales. Les anarchistes organisés au sein des grandes centrales sont accusés à ce titre de faire le jeu du réformisme. La volonté que ces anarchistes adhèrent à la C.NT. ne peut que renforcer leur hostilité et provoquer sa marginalisation par rapport au mouvement libertaire. L’hostilité du mouvement anarchiste à l’égard de la C.N.T. s’explique aussi par un anti-syndicalisme développé et théorisé par ces organisations [6]. Néanmoins, la C.N.T. semble proche de l’A.O.A. (Alliance Ouvrière Anarchiste) constituée le 25 novembre 1956 par d’anciens membres de l’Entente anarchiste, et principalement par Raymond Beaulaton qui, rappelons le, avait été exclu de la C.N.T. en 1950. Plusieurs militants de la C.N.T. adhèrent à l’A.O.A. C’est notamment le cas de André Sénez et de Yves Biget. Dans le Maine-et-loire et l’Indre-et-Loire, Sénez et Biget avaient constitué en novembre 1966 un “comité de coordination anarcho-syndicaliste et anarchiste de l’ouest” [7]. Ce comité publia La lettre syndicaliste révolutionnaire de l’ouest [8] dont le premier numéro sort en janvier 1967. La rédaction de cette lettre était confiée à Yves Biget et la rédaction à André Sénez. Mais ce comité n’est rien d’autre qu’une initiative commune entre des militants de la C.N.T. et de l’A.O.A. Son objectif semble même de créer une section C.N.T. dans cette région. Dans le Combat syndicaliste du 8 décembre, il est écrit : “Les travailleurs intéressés par la formation de sections syndicales C.N.T. dans la Sarthe, Loir-et-Cher et Maine-et-Loire doivent s’adresser au camarade Sénez”. Dans le numéro du 5 janvier, l’objectif est très clair puisque ce comité ne reconnaît “qu’un seul syndicalisme : celui développé par la C.N.T.”. Ce comité donna d’ailleurs lieu à la création d’une U.R. (Sarthe, Loir-et-Cher et Indre-et-Loire). Cette initiative fut certainement la principale activité de la C.N.T. dans les années soixante. C’est dire le dynamisme de l’organisation pendant cette période ! Les liens entre la C.N.T. et l’A.O.A. se manifestent aussi dans le Combat syndicaliste du 9 mai 1968 où Beaulaton encourage la C.N.T. tout en souhaitant que les deux organisations restent indépendantes. Si l’isolement de la C.N.T. par rapport au mouvement libertaire est un fait, il n’en est rien en ce qui concerne ses relations avec l’A.O.A. Ces liens ne modifient cependant en rien le caractère dogmatique de l’organisation qui ne peut que la paralyser.
En effet, s’étant inscrit dans un tel sectarisme, la C.N.T. ne pu se développer, et s’enfonça dans un état groupusculaire. Cet état explique la quasi-inactivité de la C.N.T. lors du « coup d’État » du Général De Gaule en 1958, ou même avant, dès le début de la guerre d’Algérie. Les rares apparitions de la C.N.T. dans le cadre de la lutte anti-coloniale s’apparentèrent plus à de la figuration. Elle participa à un Comité de coordination libertaire [9]. Ce comité avait été créé sur l’initiative du G.A.A.R. (Groupes Anarchistes d’Action Révolutionnaire) en mai 1958 à l’occasion du “putsch gaulliste”. Ce comité regroupait outre la C.N.T. et le G.A.A.R., la F.A. et les Jeunes Libertaires. Ce comité se transforma par la suite en Comité d’Action Révolutionnaire auquel participaient en plus des organisations libertaires, le P.C.I. (Parti Communiste Internationaliste dirigé par Pierre Lambert) avec le C.L.A.D.O., Socialisme ou Barbarie, Pouvoir Ouvrier, École Émancipée… Il est certain que la C.N.T. a joué un rôle passif dans ce comité dans la mesure où le Combat Syndicaliste ne relaye aucune information ou communiqué sur ce comité. La guerre d’Algérie et plus largement l’anti-colonialisme ne semblent pas avoir été un objectif de lutte de la C.N.T. Est-ce son état groupusculaire qui explique ce peu de mobilisation ou bien tout simplement un refus de se positionner par rapport au M.N.A. de Messali Hadj et au F.L.N. ? En effet, si elle condamne le régime colonialiste français et par conséquent la guerre d’Algérie, elle ne soutient pour autant ni le M.N.A., ni le F.L.N. : “Nous ne faisons pour l’instant que constater et ne voulons prendre position pour ou contre la nouvelle résistance établie que quand celle-ci manifestera son intention de lutte pour une véritable émancipation de tous les travailleurs” [10].
En revanche, la C.N.T. se mobilisa d’avantage contre l’O.A.S. A Toulouse, en 1962, la C.N.T. participa au Comité de défense démocratique et républicaine anti-O.A.S. de la Haute-Garonne [11]. Cette participation à ce comité est assez surprenante puisque l’on trouve à ses côtés la S.F.I.O., la C.G.T., F.O., l’U.D.S.R. et le M.R.P. Ceci peut s’expliquer par le fait que les membres de l’O.A.S. trouvaient refuge en Espagne franquiste. Cette participation s’inscrirait donc plutôt dans la continuité de la lutte anti-franquiste. C’est en effet vers la lutte anti-franquiste que, depuis la fin des années cinquante, la C.N.T. s’est tournée, soit par obligation pour continuer à exister, soit par esprit de solidarité.
2- La C.N.T. : section franCaise de la C.N.T. espagnole
Ce point pose la question du poids des espagnols en exil en France au sein de la C.N.T. française [12], difficile à évaluer [13]. Dans les cahiers de réunion de 1946 de la C.N.T.F. de Toulouse est inscrite la proposition que l’on parle espagnol aux réunions, ce qui démontre une forte influence. A l’inverse, dans une circulaire de la 6ème U.R. (sud-ouest) signée Joseph Vincent (94), il est demandé que les membres de la C.N.T.E. en exil adhèrent à la C.N.T.F. A Toulouse, les responsables de la C.N.T.F. sont tous d’origine espagnole [14]. Cependant tous les immigrés espagnols n’adhèrent pas à la C.N.T.E. en exil. Des exilés de la « retirada » en 1939, mais surtout ceux qui ont quitté l’Espagne au moment de la dictature de Primo de Riveira, adhéraient à la C.N.T.F. Pour les Espagnols de la C.N.T.E. en exil qui adhéraient à la C.N.T.F., cela se réduisait surtout à payer une cotisation symbolique. C’est pourquoi elle ne participa pas, ou très peu, à la construction et au développement de la C.N.T.F.
Il est important de revenir brièvement sur l’histoire des cénétistes espagnols. On ne peut en effet faire l’histoire de la C.N.T.F. sans évoquer celle de la C.N.T.E., tant elles sont liées entre 1961 et 1975. A la fin de la seconde guerre mondiale, les cénétistes espagnols qui avaient, pour certains, participé à la Résistance en France, principalement dans le Sud-ouest, pensaient poursuivre ce mouvement de résistance en Espagne, dans la lutte contre le régime de Franco. Pour eux, la guerre d’Espagne n’était pas finie. Malgré le désarmement des groupes de résistants qui s’opère en France en 1945, les Espagnols conservent leurs armes et constituent des maquis de l’autre côté des Pyrénées. Cette guérilla anti-franquiste se poursuit jusqu’à ce que les franquistes liquident ces maquis dans les années cinquante. Cette résistance armée ne concerna cependant que la C.N.T. de l’intérieur qui avait intégré l’“ Alliance nationale des forces démocratiques” [15].
La C.N.T.E. en exil se tourna quant à elle vers l’action directe. Elle soutint en effet les différentes actions terroristes et de propagandes contre le régime franquiste sur le territoire espagnol. Le siège de la C.N.T.E. en exil situé à Toulouse au 4, rue de Belfort [16] était alors présenté par le régime franquiste comme l’“école de terroristes anarchistes” [17]. Mais du fait de la répression, la C.N.T.E. en exil cessa l’action directe en 1953 [18].
Les autres activités de la C.N.T.E. en exil, en France, consistaient le plus souvent à organiser des meetings, à l’occasion du 1er mai ou du 19 juillet. Ces meetings étaient souvent organisés avec la C.N.T.F., mais aussi avec le S.I.A. (Solidarité Internationale Antifasciste) qui se confond d’ailleurs très souvent avec la C.N.T.E. en exil. Ces meetings étaient surtout l’occasion pour les espagnols de se retrouver : ils pouvaient rassembler entre quatre et cinq mille personnes. Elle publiait également deux hebdomadaires : CNT à Toulouse et Solidaridad obrera (solidarité ouvrière) à Paris. Mais, fin 1961, dans le cadre des relations diplomatiques avec l’Espagne, le gouvernement gaulliste interdit les deux organes. La C.N.T.F. met alors à la disposition des exilés à Paris son journal, le Combat Syndicaliste [19], qu’elle publie avec difficulté. Le Combat syndicaliste devient hebdomadaire, mais ne comptant qu’une page sur quatre en français pour éviter la censure, le journal demeure quasiment invendable et la C.N.T. parvient mal à diffuser ses idées anarcho-syndicalistes. La C.N.T.F. perdit alors complètement le contrôle du journal. En effet, si le Combat syndicaliste était officiellement l’organe de la C.N.T.F., il était entièrement financé et administré par les Espagnols [20]. A l’inverse, à Toulouse, la C.N.T.E. fonde l’hebdomadaire Espoir [21] en collaboration avec la C.N.T.F. Espoir était officiellement l’“organe de la 6ème U.R.”. Ce journal dispose de deux pages en français sur huit. Mais ces deux pages sont le plus souvent consacrées à la question ibérique. Espoir était administré par Fédérica Montsény et Germinal Esgléas, les deux leaders de la C.N.T.E. en exil. Dans le Combat syndicaliste, il est écrit : “[…] Dans l’actuelle décadence de la C.N.T. française, nous exilés espagnols de la C.N.T. et de l’anarchisme ibérique, ne sommes pas exempts de toute responsabilité. Nous avons le devoir moral d’appuyer nos camarades de la C.N.T. française à tout moment. La fortifier, c’est nous aider nous-mêmes […]. Pour la C.N.T. française, la façon la plus effective, c’est de s’affilier à elle. 500, 1000 affiliés en plus, seraient pour elle en ce moment, un précieux concours. N’hésitons pas camarades. […]” [22]. En revanche dans Espoir l’explication est toute autre, puisque c’est la C.N.T.F. qui se montre solidaire avec la C.N.T.E. : “[…] Fidèles à notre sentiment de solidarité envers tous ceux qui sont exploités, envers tous nos camarades d’idéologie, nous ouvrons ces pages à ceux qui en ont le plus besoin en ce moment : nos camarades espagnols, réfugiés en France, privés de tout moyen d’expression.[…] « Espoir » veut être, aussi, ce que son nom indique : l’espoir d’un retour prochain à une Espagne libérée […].” [23]. Si donner son organe confédéral se veut un signe de solidarité, cela révèle aussi la faiblesse de l’organisation.
Cependant, à partir de la fin des années soixante et jusqu’à la mort de Franco en 1975, la solidarité avec les Espagnols revêt une nouvelle forme, puisque certains militants de la C.N.T.F. s’engagent physiquement dans la lutte anti-franquiste [24]. De 1968 à 1975, la C.N.T.E. de l’intérieur et plus exactement la F.A.I. (Fédération Anarchiste Ibérique), qui sont donc clandestines, constituent un réseau en France avec des français de la C.N.T.F. ayant des origines espagnoles, afin de renforcer la structure clandestine en Espagne. Ce réseau était surtout actif dans le Sud-ouest. Profitant de l’expérience de quarante années de clandestinité, les responsables de la C.N.T.E. et de la F.A.I. faisaient en sorte que chaque personne qui participait à une action connaisse le moins possible les autres militants impliqués. Pour une action, un militant n’était en contact qu’avec deux ou trois personnes. Il s’agissait le plus souvent de passer de l’argent, du matériel de propagande, des papiers confédéraux et internationaux. En d’autres termes, ils faisaient les porteurs de valises. La région du Sud-ouest servant de base arrière, l’hébergement des espagnols clandestins était également fréquent. Plus rarement, les militants français étaient chargés de passer des armes ou de séjourner quelque mois en Espagne pour renforcer un syndicat. Ces actions clandestines ne concernaient cependant que très peu de militants français. Elles prennent fin en 1975 avec la mort de Franco, à partir de laquelle les deux C.N.T. deviennent totalement indépendantes.
Si la solidarité avec les Espagnols était légitime, elle a certainement détourné la C.N.T. de son premier objectif, le développement du syndicalisme. Le sectarisme de la C.N.T. qui s’est traduit par des exclusions mais aussi par des départs, auquel il faut ajouter la lutte anti-franquiste, ont eu pour résultat de transformer l’organisation en coquille vide. Comme exemple de ce laminage qu’a connu la C.N.T. dans les années cinquante et soixante, les effectifs du S.U.B. de Lyon n’ont cessés de décroître de témoigne de 1948 à 1960 de 137 à 4.
Si la C.N.T. perd sa base syndicale, elle voit également dans les années soixante son noyau de militants rétrécir. En effet, en 1964, l’U.L. de Lyon ne compte que 22 adhérents. Ces effectifs décroissent à 14 en 1965, 8 en 1966 pour enfin tomber à 3 en 1967 [25]. La C.N.T. de Lyon, à la veille de mai 68 n’a donc ni syndicat, ni base militante. La situation lyonnaise n’est pas une exception, elle peut être généralisée à la C.N.T. tout entière. A Toulouse, on ne compte que 3 adhérents et une vingtaine à Paris.
La C.N.T. n’est donc plus une centrale syndicale, mais un groupe de quelques militants qui restent fidèles à une certaine pureté anarcho-syndicaliste. Ainsi, à la veille de mai 1968, la C.N.T. est complètement résiduelle et, condamnée à rester dans l’expectative, elle ne peut évidemment pas peser sur les évènements.
3- Les impacts de mai 68 sur la C.N.T. : fin de la première C.N.T. (1968-1973)
A la veille de mai 1968, la C.N.T. ne dispose d’un noyau de militants que dans quelques villes : Paris, Toulouse, Perpignan, Bordeaux, Lyon et Marseille. Dans d’autres villes elle existe, mais ne présente qu’un ou deux militants isolés et n’a donc aucune consistance. Le nombre d’adhérents est de quelques dizaines [26] sur l’ensemble de la France. Elle n’a donc aucune activité réelle -sinon la participation aux manifestations- et se limite à observer et analyser les évènements.
a) Point de vue de la C.N.T. sur les évènements [27]
A Paris et à Marseille, il existait avant les évènements de mai un groupe de jeunes qui avaient constitué les J.S.R. (Jeunesses Syndicalistes Révolutionnaires). Ces jeunes, bien qu’ils redonnent une dynamique à la C.N.T., trouvent l’hostilité des vieux militants, le plus souvent d’origine espagnole et tournés vers l’anti-franquisme. Or les J.S.R. désirent réorienter la C.N.T. vers le syndicalisme. Constituées d’étudiants mais aussi de jeunes travailleurs, elles mettent en avant leur position de classe. En janvier 1968, les J.S.R. éditent un numéro spécial du Combat syndicaliste intitulé “Les jeunes face à la société néo-capitaliste” : “[…] Ceci dit, il apparaît qu’à l’heure actuelle les seuls individus pouvant poursuivre dans des conditions valables leurs études sont les représentants – jeunes, bien sûr, mais représentants tout de même- d’une seule classe : la bourgeoisie. […]. Mais direz-vous, il y a tout de même au sein de l’université ces quelques fils d’ouvriers et d’employés ainsi qu’un certain nombre d’étudiants salariés, et c’est pour eux que nous devons éviter la sélection et le contrôle d’assiduité. Bien sûr, ils existent. Mais qui sont-ils ? Une minorité d’individus qui s’accrochent, qui cherchent, en dernière analyse, à « resquiller », à monter dans un wagon marqué « réservé », à grimper dans la pyramide sociale, à passer d’une classe dans l’autre et, bien souvent, à renier leurs origines prolétariennes et à abandonner la lutte de leur propre classe d’origine.[…]”.
Cette analyse du monde étudiant en terme de classes, donc majoritairement constitué de “bourgeois”, explique le scepticisme de la C.N.T. à l’égard d’une agitation jugée superficielle ou petite-bourgeoise : “En France, le bavard universitaire est presque une tradition moyenâgeuse, mais les étudiants, même quand ils sont communistes […] n’ont jamais renoncé aux privilèges futurs de situations avantageusement rémunérées. Leur rébellion, si généreuse soit-elle, n’est qu’un feu de paille […]”.
Fidèles au syndicalisme révolutionnaire, pour eux le changement social ne peut venir de ce monde étudiant, mais uniquement du monde du travail, là où s’exprime la lutte des classes. Cette foi à l’égard des travailleurs se retrouve dans le Combat syndicaliste du 22 février 1968 avec un article intitulé “la poussée révolutionnaire des travailleurs va en s’amplifiant”. Pour la C.N.T., les différents affrontements qui ont eu lieu entre les travailleurs et les forces de l’ordre en janvier 1968 [28], annonceraient une possible crise révolutionnaire.
Mais l’attitude de la C.N.T. à l’égard du milieu étudiant change complètement à partir de la mi-mai : “Nous saluons votre lutte contre la sclérose et la routine bourgeoise des universités […]. Face à la répression de l’État, à la démagogie des partis politiques et à la carence des organismes officiels pour résoudre les problèmes agissants qui se posent à la jeunesse, tous les travailleurs doivent s’associer à l’action des jeunesses estudiantines […]” [29]. Elle considère les étudiants comme le possible élément déclencheur de la marche vers la révolution sociale. Ce changement de position s’opère à la mi-mai, après les violents affrontements survenus lors de la “nuit des barricades” du 12 mai. La violence est en effet un indicateur de la poussée révolutionnaire. Si la C.N.T. parle de “la poussée révolutionnaire des travailleurs” dans le Combat syndicaliste du 22 février 1968, c’est parce qu’à ses yeux, la violence témoignerait du caractère révolutionnaire d’un mouvement : “[…] les premiers heurts violents avec les forces de l’ordre, loin d’effrayer les travailleurs, leur permettent de prendre la mesure de leur force et d’accroître leur confiance en la force collective qu’ils représentent. […]. Lorsque les organisations syndicales réformistes organisent des manifestations monstres mais pacifiques, les travailleurs n’en retirent aucune expérience valable, précisément parce que ces manifestations ne sont que des « démonstrations » et qu’elles ne permettent en aucune façon aux travailleurs de mesurer leur puissance d’action directe […]” [30].
Autre facteur qui explique le retournement de la C.N.T., c’est la manifestation du 13 mai. Cette manifestation dont un des objectifs était la jonction avec le monde ouvrier serait l’expression d’une conscience de classe et par conséquent légitimerait le mouvement étudiant. Dès lors, le milieu étudiant et universitaire en général cesse d’être perçu comme un milieu bourgeois : “C’est ici que la liaison étudiants-ouvriers est nécessaire. Les étudiants et les ouvriers ne doivent pas avoir leurs actions séparées. C’est dans la même lutte contre l’exploiteur qu’ils doivent être unis” [31]. Puisque les étudiants sont du même côté que les travailleurs, c’est à dire contre “l’exploiteur”, c’est qu’ils ont les mêmes intérêts que la classe ouvrière, d’où l’indispensable unité entre ces deux groupes sociaux que finalement rien ne distingue. Ce qui peut enfin expliquer cette nouvelle sympathie pour le milieu étudiant, c’est la réactualisation des thèmes d’autogestion, d’action directe et de démocratie directe, thèmes que l’on retrouve dans l’anarcho-syndicalisme dont la C.N.T. s’estime être l’héritière et l’unique représentante.
Alors que le mouvement s’épuise au début du mois de juin, la C.N.T. reproche aux grandes centrales syndicales de l’avoir cassé : “[…] La trahison des syndicats inféodés au pouvoir a permis de saboter la révolution de mai 68.[…]” [32]. Elle leur reproche d’avoir détourné la lutte des travailleurs en l’orientant vers la négociation et ce qu’elle appelle les “tripatouillages de Grenelle”. Le rôle contre-révolutionnaire de ces centrales syndicales légitime la critique que la C.N.T. n’a cessé d’adresser aux anarchistes adhérents à ces mêmes centrales. La C.N.T. attribue donc une part de responsabilité dans l’échec du mouvement à ces mêmes anarchistes.
Toujours dans cette logique de refus de compromission avec les centrales « réformistes », la C.N.T. refusa de participer à la tentative de création d’un pôle anarcho-syndicaliste. Cette tentative a été initiée par l’U.A.S. (l’Union Anarcho-Syndicaliste) [33] qui invita à une réunion en novembre 1968 toutes les composantes du mouvement anarchiste, auxquelles il faut ajouter selon Roland Biard l’Union des Syndicalistes. Cette initiative ne se concrétisa officiellement qu’en juin 1969 avec la création de l’A.S.R.A.S. (Alliance Syndicaliste Révolutionnaire et Anarcho-syndicaliste) [34]. L’A.S.R.A.S. rencontra dès ses débuts, et même avant sa création officielle, l’hostilité de la C.N.T. pour qui il est vain de chercher à impulser une dynamique syndicaliste révolutionnaire au sein des centrales syndicales traditionnelles. L’échec du mouvement de mai 68 qui n’a pu déboucher sur une révolution sociale est une confirmation pour la C.N.T. de la véracité de sa thèse.
La C.N.T. conserve donc la même conviction depuis sa création, à savoir que l’esprit du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme ne peut exister en dehors d’elle. Le bilan que la C.N.T. tire par ailleurs du mouvement de mai 68 se nourrit à la fois de déception et d’idéalisme. Un des facteurs de cet échec c’est, selon elle, la difficulté des travailleurs à se détacher des “pseudos syndicalistes qui dirigent les forces ouvrières sur les voies de garage”. Les travailleurs seraient donc “bernés”, “inconscients”, “voués à l’esclavage et à la soumission” [35]. Il est frappant comme cette déception contraste avec l’idéalisation des travailleurs qui se dégageait du le Combat Syndicaliste du 22 février 1968. Cependant, si certaines déclarations peuvent laisser croire le contraire, la C.N.T. continue d’idéaliser les travailleurs : “[…] les travailleurs voient aujourd’hui d’autres horizons qu’un « gouvernement populaire » ; ils pensent à une nouvelle construction économique et sociale qui mènera la révolution vers l’égalité économique et la vraie liberté” [36]. C’est donc bien une déception et un idéalisme, très éloigné de la réalité, qui coexistent et s’opposent dans la vision que la C.N.T. a des travailleurs. Son état résiduel, groupusculaire peut expliquer une telle analyse du mouvement dans la mesure où elle était totalement détachée des masses pendant les évènements. Mais son discours contre les organisations traditionnelles et la réactualisation des thèmes anarcho-syndicalistes amenèrent, malgré sa quasi-inactivité, une nouvelle génération de militants à la C.N.T.
b) Une nouvelle jeunesse pour la C.N.T. ?
L’élan que suscita mai 68 chez les jeunes provoqua une augmentation des adhésions. La C.N.T. de la région parisienne aurait connu entre 150 et 200 adhérents au lendemain de mai 68, alors qu’elle n’était constituée que d’une vingtaine d’adhérents à la veille du mouvement [37]. Ce phénomène s’observe également à Lyon où la C.N.T. compte une trentaine d’adhérents contre 3 en 1967 [38]. Ces nouveaux adhérents, pour la plupart des jeunes qui ne sont pas issus du milieu ouvrier, renforcent la structure des J.S.R. qui demeurait squelettique et se limitait à Paris et Marseille. Ce renforcement des J.S.R. se traduisit notamment par la publication d’un journal, Action directe (numéro 1, novembre 1968) [39]. Les J.S.R. représentaient un espoir pour la C.N.T., capable de redonner une dynamique à l’organisation et de la sortir de sa longue léthargie. Espoir aussi, parce qu’elles résolvaient le problème de la relève des vieux militants.
Le congrès constitutif des J.S.R. eut lieu à Tassin la Demi-Lune (Rhône), les 1er et 2 novembre 1969. Elles se transforment alors en J.A.S. (Jeunesses Anarcho-Syndicalistes). Si l’objectif de la création des J.A.S. était de se dégager de la tutelle de la C.N.T., elles constituent néanmoins un point de liaison entre le monde étudiant et la C.N.T. jusqu’alors étrangers l’un à l’autre. C’est cet objectif que s’assigne les J.A.S. dans la résolution votée lors de leur congrès constitutif : “Les J.A.S. sont la jeunesse de la C.N.T., leur but est de regrouper tous les jeunes travailleurs et étudiants qui acceptent les principes, tactiques et buts de la C.N.T.” [40].
Le principal travail des J.A.S. dans le milieu étudiant consistait dans un premier temps à concurrencer l’U.N.E.F. mais aussi les différents groupuscules trotskistes et maoïstes en avançant notamment des mots d’ordre d’autonomie et d’autogestion des facultés. Pour les quelques jeunes des J.A.S. qui travaillaient, il s’agissait de constituer des “comités Combat-syndicaliste”. Un comité combat-syndicaliste était un noyau de militants chargés de vendre le Combat syndicaliste. Cette vente devait permettre de diffuser la propagande cénétiste pour recruter de nouveaux militants. Le Combat syndicaliste était considéré comme l’instrument permettant de s’implanter en milieu ouvrier. Les J.A.S. devaient donc être d’une certaine manière la concrétisation de l’idée selon laquelle rien ne distingue les étudiants et les ouvriers unis “contre l’exploiteur”. Cette expérience des J.A.S. se solda en fin de compte par un échec. Son existence éphémère, un an, fait d’elle une des multiples composantes de l’effervescence gauchiste de l’après mai 68. La C.N.T. n’a pas pu bénéficier de l’élan soixante-huitard sur le long terme, et cet élan a même eu une part négative pour l’organisation. L’esprit des jeunes militants était étranger à celui de la C.N.T. Cette dernière connaît un véritable choc de culture entre des jeunes teintés du modèle « jouir sans entrave » et des militants plus anciens et de culture ouvrière. La culture ouvrière de ces vieux militants qui étaient le plus souvent d’origine espagnole et étrangers à l’esprit soixante-huitard, se caractérise notamment par la valeur du travail [41].
Ce conflit de génération entre des vieux militants dont la moyenne d’âge est supérieure à cinquante ans et les jeunes se traduit lors du quatorzième congrès confédéral à Toulouse en 1971, par un flot d’insultes entre les deux parties. Le bulletin intérieur de février 1975 décrit d’ailleurs ce congrès comme “un des plus turbulents”. Lassés, les vieux militants quittent alors la C.N.T. On peut noter le départ lors de ce congrès de Joseph Soriano qui avait été secrétaire confédéral entre 1963 et 1967. Toulouse est la seule ville qui échappe à cette rupture. Le nouveau bureau confédéral n’était alors constitué que de jeunes qui, n’étant pas vraiment des militants anarcho-syndicalistes, abandonnent leurs responsabilités. La C.N.T. voit alors -entre 1971 et 1973- sa structure s’effondrer.
Les jeunes qui étaient venus à la C.N.T. au lendemain de mai 68 soit cessèrent de militer, soit se tournèrent pour quelques-uns vers les communautés libertaires. Ce phénomène est surtout visible dans le sud-ouest. Dans le compte-rendu du congrès de la 6ème U.R. tenu à Narbonne le 15 novembre 1972, on peut lire ceci : “Gros problèmes à Narbonne car les jeunes qui s’étaient groupés à la C.N.T. et autour de l’équipe existante, ont créé une communauté laissant ainsi un grand vide et reposant le problème de la relève des anciens responsables”. Des liens existaient en effet entre les communautés libertaires du sud-ouest et la C.N.T. [42]. Les fondateurs de ces communautés étaient parfois des militants de la C.N.T. C’est notamment le cas de Pierre Méric, adhérent de la C.N.T. de Marseille qui participa à la création de la communauté de Villeneuve-du-Bosc (Ariège), ou bien encore de Paul Gérard et Alain Rous, tous deux adhérents de la C.N.T. de Paris qui fondent en 1971 la communauté du “Llech” puis celle des “Caroneras” dans les Pyrénées Orientales. Les communautaires du Llech vendaient d’ailleurs le Combat syndicaliste et participaient aux activités de la C.N.T. de Perpignan. Mais ces communautés ne pouvaient en rien servir au développement de la C.N.T.
La désagrégation que la C.N.T. connaît depuis les années cinquante aboutit ainsi à la mort de ce que l’on peut appeler la première C.N.T. dont l’existence s’étale de 1946 à 1973. L’état de la C.N.T., après ce feu de paille qu’a été l’après mai 68, est encore pire qu’auparavant. On peut lire dans le bulletin intérieur de février 1975 un passage commentant cette période : “[…] A l’euphorie de mai 68, succédait la débandade. Sans lien entre elles, les structures de l’organisation se désagrégeaient rapidement”. L’élan de mai 68 aurait bien pu mettre fin à la C.N.T.
Complètement déstructurée, vidée, au moment du congrès de 1973, elle compte moins d’une cinquantaine de militants sur toute la France. Le congrès de 1973 qui se tient à Paris où une vingtaine de congressistes sont réunis, correspond plus à l’assemblée générale de tous les militants de la C.N.T. Alors que ce congrès aurait pu aboutir à la dissolution de la C.N.T., la vingtaine de congressistes décida tout de même de relancer l’organisation. Étant donné sa décomposition et sa déliquescence, et dans la mesure où c’est une nouvelle génération de militants qui prend les commandes, c’est bien une nouvelle C.N.T. qu’il s’agit de reconstituer.
NOTES
[1] Témoignage d’un militant de la C.N.T., rédigé en 1975. Ce témoignage fait six pages et est signé J.L. Si cette estimation témoigne d’un affaiblissement de l’organisation, je n’ai pu vérifier si elle est exacte.
[2] Circulaire confédérale N°2, le 27 février 1957.
[3] Bulletin de la 2ème U.R., n°3, 15 mai 1957. Leur exclusion a été votée par 14 voix pour, 2 abstentions et 4 contre. Il faut également noter que seulement vingt syndicats étaient représentés à ce congrès.
[4] Ibid. A cette liste, il faut ajouter les autres membres de la C.A. : R. Lambert, M. Bouyé, H. Munoz, F.Molina, Derache, Brives (ancien trésorier adjoint entre 1950 et 1952) et Trouillier.
[5] Compte-rendu du 9ème congrès confédéral.
[6] Une frange du mouvement anarchiste a toujours été influencée par Errico Malatesta qui au début du vingtième siècle s’opposait à Pierre Monatte sur la question syndicale. Anarchisme et syndicalisme. Le congrès anarchiste international d’Amsterdam (1907). Editions Nautilus et éditions du Monde Libertaire, 1997. 231 p.
[7] Le Combat syndicaliste, n°430, 1er décembre 1966.
[8] N’ayant pu consulter aucun numéro, nous ignorons le nombre de numéro publié et le contenu de ce journal.
[9] BIARD Roland. Histoire du mouvement anarchiste. 1945-1975. Editions Galilée, 1976. p. 126.
[10] Le Combat Syndicaliste, n°147.
[11]
[12] Pour distinguer les deux C.N.T., nous parlerons de la C.N.T.F. pour la C.N.T. française et de la C.N.T.E. pour la C.N.T. espagnole. Cette manière de distinguer les deux C.N.T. était celle utilisée par les militants.
[13] De ce fait, cette difficulté rend l’évaluation des effectifs de la C.N.T.F. encore plus difficile.
[14] Il s’agit de Joseph Vincent, d’Alexandre Mirande (Miranda), Nammes et Jammes. Dans le sud-ouest, le poids des espagnols était certainement plus important qu’ailleurs en France.
[15] La participation de la C.N.T. de l’intérieur au gouvernement de la république en exil formé à Mexico le 10 janvier 1945 avait conduit à la scission avec la C.N.T. en exil, majoritaire, lors du Comité national du M.L.E.-C.N.T. (Mouvement Libertaire Espagnol). L’anarcho-syndicalisme espagnol se réunifia lors du deuxième congrès intercontinental de la C.N.T.E. en exil, à Limoges les 31 août et 1er septembre 1961.
[16] Le 4 rue de Belfort est encore le local des espagnols de Toulouse.
[17] DOMERGUE Lucienne (sous la direction de). L’exil des Républicains espagnols à Toulouse. 1939-1999. Presses Universitaires du Mirail, 1999. pp 97-120.
[18] Certains continueront l’action directe, notamment le groupe de Francisco Sabaté qui est tué par la police le 5 janvier 1960. SOLA TELLEZ Antonio. Sabaté. Guérilla urbaine en Espagne. 1945-1960. Ed. Repères-Siléna, 1990. 308 p.
[19] 1955 : 9 numéros ; 1956 : 8 numéros ; 1957 : 3 numéros ; 1958 : 4 numéros ; 1959 : 8 numéros ; 1960 et 1961 : 7 numéros.
[20] Il faut noter à ce sujet que les différents administrateurs français du Combat syndicaliste à partir de 1962 n’ont d’utilité que sur le plan juridique, pour que le pouvoir ne puisse pas censurer le journal qui est officieusement celui de la C.N.T.E. en exil.
[21] Le titre « Espoir » est un clin d’œil provocateur à André Malraux, alors ministre de la culture de de Gaule, par rapport à son livre sur la guerre d’Espagne intitulé Espoir.
[22] Le Combat syndicaliste, n°172, décembre 1961
[23] Espoir, n°1, 7 janvier 1962.
[24] Témoignage d’un militant de la C.N.T.F. Ce militant ignorait cependant si, avant la fin des années soixante, des militants français se sont engagés physiquement dans cette résistance.
[25] ASTIER Eric. Le mouvement libertaire à Lyon, 1964-1974. Mémoire de maîtrise, sous la direction de Xavier de Monclos. Université de Lyon II. 1990. p. 116.
[26] Nous ne comptons pas ici les adhésions espagnoles.
[27] Voir la maîtrise de DAVID Bruno. Le mouvement anarchiste en mai-juin 1968. Mémoire de maîtrise, sous la direction de Antoine Prost et de Danièle Tartakowsky. Université de Paris I, 1988. 226 p. ; et la brochure éditée par la C.N.T. : La C.N.T. en mai 68. s.d., 22 p.
[28] Des affrontements entre des manifestants (des ouvriers en grève) et les C.R.S. ont en effet eu lieu entre autre à Nantes, le 20 janvier, à Caen, les 24 et 27 janvier, à Angers, le 27 janvier.
[29] Le Combat syndicaliste, n° 504, 16 mai 1968.
[30] Notons que cette conception de la force collective des travailleurs qui doit se manifester par la violence et s’opposer à la « démonstration » est très proche de la théorie des marxistes (aussi bien chez Kautsky que chez Lénine) selon laquelle la politique est l’analyse des rapports de forces qui se traduisent par l’affrontement de la force des travailleurs contre la violence de l’État. C’est l’affrontement des forces qui tendent à leur destruction. La différence repose ici sur la nécessité du parti qui est pour les marxistes le multiplicateur de cette force.
[31] Le Combat syndicaliste, n°507, 20 juin 1968.
[32] Le Combat syndicaliste, n°515, 22 août 1968.
[33] L’U.A.S. est menée par Alexandre Hébert. Ses militants adhèrent en grande partie à F.O. Elle est surtout dynamique dans la région nantaise. Aujourd’hui l’U.A.S. représente la tendance anarcho-syndicaliste du Parti des Travailleurs.
[34] L’A.S.R.A.S. devient en janvier 1970 l’Alliance syndicaliste. Une tentative similaire eut lieu également en 1978 avec la constitution de la Coordination nationale des anarcho-syndicalistes. La C.N.T. participa dans certaines villes à la C.N.A.S., mais s’en écarta très vite pour les mêmes raisons.
[35] Le Combat syndicaliste, n°515, 22 août 968.
[36] Le Combat syndicaliste, n°513, 7 août 1968.
[37] D’après le témoignage d’un militant de la région parisienne.
[38] ASTIER Eric. Le mouvement libertaire à Lyon, 1964-1974. Mémoire de maîtrise, sous la direction de Xavier de Monclos. Université de Lyon II, 1990. Pp 115-124.
[39] Nous ignorons le nombre de numéros parus. Nous n’avons pu consulter que ce premier numéro.
[40] Compte-rendu du congrès constitutif des J.A.S. Ibid.
[41] Une des caractéristiques de cette culture était par exemple d’être correctement habillé avec le port de la cravate lors des réunions.
[42] SARBONI Edward. Des communautés libertaires de 1968 à 1978, dans le sud-ouest. Mémoire de maîtrise, sous la direction de Jean Sagnes, Université de Perpignan, 1993.