Se référant à une jurisprudence de la chambre sociale de la cour de cassation du 12 juin 2014, la CNT-SO a récemment obtenu la condamnation pour manquement à ses obligations formelles propres, d’une société de travail temporaire n’ayant pas respecté de délai de carence entre plusieurs contrats de mission successifs.
Dans un jugement de départage, le Conseil de prud’hommes de Marseille a sanctionné cette violation par la requalification du contrat de travail temporaire du salarié en contrat de travail à durée indéterminée.
Dans cette hypothèse, la rupture de la relation de travail s’analyse alors comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse et permet au salarié d’obtenir les dommages et intérêts et indemnités inhérents à un tel licenciement abusif.
1. Sur l’absence de sanction de requalification à l’encontre de l’entreprise de travail temporaire
Dans le code du travail, aucune mention n’est faite de la possibilité d’une action en requalification du contrat de travail temporaire en contrat à durée indéterminée à l’encontre de l’entreprise de travail temporaire, en cas de non-respect de ces règles.
En effet, l’article L. 1251-40 prévoit uniquement cette sanction à l’encontre de l’entreprise utilisatrice, et ce pour des cas limitativement énumérés ( méconnaissance des articles précités ( L. 1251-5 à L. 1251-7, L. 1251-10 à L. 1251-12, L. 1251-30 et L. 1251-35).
Cependant, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation admet classiquement la sanction de requalification à l’égard de l’entreprise de travail temporaire, même en l’absence de dispositions écrites le prévoyant, et ce notamment en l’absence d’établissement d’un contrat de mission écrit (Par exemple : Cass. soc. 7 mars 2000, 97-41.463, Publié au bulletin).
Ainsi la requalification-sanction est-elle prévue par les textes à l’encontre de l’entreprise utilisatrice et étendue par la jurisprudence à l’entreprise de travail temporaire en cas de méconnaissance de certaines obligations qui incombent à cette dernière en vertu du code du travail.
Cependant, selon les dispositions du code précité, en aucun cas le non-respect du délai de carence n’est sanctionné par la requalification du contrat de travail.
2. Sur l’absence de sanction par la requalification, dans le code de travail, du non-respect du délai de carence par l’entreprise utilisatrice et/ou l’entreprise de travail temporaire
Selon les articles L. 1251-36 et L 1251-37 du code précité, un délai de carence doit impérativement être respecté à l’expiration d’un contrat de mission, sauf dans certaines hypothèses limitativement énumérées.
Or, si le code du travail impose ainsi un délai de carence, aucun texte ne sanctionne par la requalification, la violation de l’interdiction de recourir à un nouveau contrat de mission pendant le délai de carence, que ce soit par l’entreprise utilisatrice ou par l’entreprise de travail temporaire.
Ainsi, le code du travail énonce bien l’obligation pour l’entreprise utilisatrice et l’entreprise de travail temporaire de laisser un délai de carence entre deux contrats de mission mais ne prévoit pas de sanction pour le non-respect de cette obligation, tandis que l’article L. 1251-40, n’inclut pas le non-respect du délai de carence au nombre des violations des règles relatives au travail temporaire sanctionnées par la requalification du contrat de travail.
3. L’évolution de la jurisprudence sur la requalification-sanction à l’encontre de l’entreprise utilisatrice en cas de non-respect du délai de carence
Malgré le fait que le code du travail ne le prévoie pas, la jurisprudence admettait de sanctionner le non-respect du délai de carence par la requalification du contrat de travail.
C’est ainsi que la chambre sociale de la Cour de cassation énonce, dans un arrêt du 10 juillet 2001 :
« Qu’en tout état de cause, le non respect du délai de carence visé à l’article L. 124-7, alinéa 2, du Code du travail n’ouvre pas droit à requalification du contrat de mission en contrat à durée indéterminée au bénéfice du salarié ; qu’en se fondant sur le non respect par l’employeur du délai de carence pour prononcer la requalification, la cour d’appel a violé l’article L. 124-7, alinéa 1er, par fausse application ;
Mais attendu que l’inobservation par l’entreprise utilisatrice du délai de carence prévu par le 3ème alinéa de l’article L. 124-7 du Code du travail permet au salarié intérimaire de faire valoir auprès de cette entreprise les droits afférents à un contrat à durée indéterminée prenant effet au premier jour de sa mission ;
Et attendu que la cour d’appel, ayant relevé que l’examen des contrats de mission du salarié révélait que l’employeur n’avait pas respecté les dispositions impératives du Code du travail relatives au délai de carence, a fait ressortir que le salarié avait été réembauché sur un même poste avant l’expiration de ce délai ; qu’il a, par ces seuls motifs, sans encourir les griefs contenus dans la quatrième branche du moyen, légalement justifié sa décision »( Cass. soc. 10 juillet 2001, 99-44.058, Inédit).
Cependant, cette sanction ne s’adressait qu’à la seule entreprise utilisatrice.
En effet, selon Claude Roy-Loustaunau, « Par delà la fiction juridique commode du contrat de mission liant l’intérimaire à la société d’intérim, l’utilisateur doit seul être recherché et sanctionné pour non-respect des dispositions légales relatives aux cas de recours qui demeurent en réalité sous son contrôle et par conséquent engagent sa responsabilité. Il nous semble que la demande en requalification-sanction ne peut dans ce cas être dirigée qu’à l’encontre de l’entreprise utilisatrice et non contre l’entreprise de travail temporaire » 1
En outre, par deux arrêts du 23 février 2005, la chambre sociale revient sur sa position et refuse finalement de sanctionner l’irrespect du délai de carence, et ce même à l’encontre de l’entreprise utilisatrice, revenant sur une interprétation littérale du code du travail :
« Mais attendu que les dispositions de l’article L. 124-7, alinéa 2, du Code du travail, qui sanctionnent l’inobservation par l’entreprise utilisatrice des dispositions des articles L. 124-2 à L. 124-2-4 du même Code par la requalification du contrat de travail temporaire en contrat de travail à durée indéterminée, ne sont pas applicables à la méconnaissance de l’article L. 124-7, alinéa 3, relatif au délai de carence ; que le moyen n’est pas fondé » (Cass. Soc. 23 février 2005, 02-44.098, Publié au bulletin et Cass. Soc. 23 février, 02-40.336, Publié au bulletin).
Cette solution a été vivement critiquée par la doctrine car elle conduit à opérer une différence entre les salariés travaillant sous couvert de contrats à durée déterminée, qui bénéficient de la requalification-sanction en cas de non-respect par l’employeur du délai de carence, et les travailleurs intérimaires, qui eux, ne bénéficient plus d’une telle protection. 2
Ainsi, la requalification du contrat de travail en CDI en cas de contrats de travail temporaire successifs illégaux avait été admise, par la jurisprudence, jusqu’en 2005, pour l’entreprise utilisatrice mais jamais pour entreprise de travail temporaire. Elle avait finalement été totalement abandonnée, la chambre sociale de la Cour de cassation retenant que cette sanction n’était pas prévue par les textes.
Cependant, en 2014, la Cour de cassation va opérer un revirement de jurisprudence particulièrement significatif.
4. Sur l’apport de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation du 12 juin 2014
Dans un arrêt du 12 juin 2014, un salarié, engagé par une entreprise de travail temporaire, dans le cadre de vingt-deux contrats de mission successifs pour la même société du 11 janvier au 13 novembre 2009, avait saisi la juridiction prud’homale pour obtenir la requalification de la relation de travail, avec la société de travail temporaire, en contrat à durée indéterminée ainsi que le paiement de diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, de rappel de salaires et congés payés, de dommages-intérêts pour non-respect de la procédure de licenciement et à titre d’indemnité compensatrice de préavis :
La Cour énonce : «Attendu que pour rejeter ces demandes, l’arrêt énonce que l’action en requalification ne peut être dirigée qu’à l’encontre de l’entreprise utilisatrice et dans les cas limitativement énumérés par le code du travail ; qu’aucune disposition ne prévoit la possibilité d’une requalification à l’encontre de l’entreprise de travail temporaire qui n’est possible que dans l’hypothèse du non respect par celle-ci des conditions d’ordre public à défaut desquelles toute opération de prêt de main d’œuvre est interdite, ce qui entraîne requalification du contrat avec la société de travail temporaire en contrat de droit commun à durée indéterminée, notamment en cas d’absence de contrat de mission écrit ou signé ; qu’aucun texte ne sanctionne par la requalification la violation de l’interdiction de recourir à un nouveau contrat de mission pendant le délai de carence que ce soit par l’entreprise utilisatrice ou par l’entreprise de travail temporaire ; que le salarié ne rapporte nullement la preuve d’une interdiction faite à l’entreprise de travail temporaire de mettre un salarié à la disposition de la même entreprise pour des motifs différents dès lors que ces motifs font partie de ceux légalement admis pour recourir à un contrat temporaire ; que le changement de motif de recours à l’intérim n’entraîne pas requalification du contrat en contrat de travail à durée indéterminée dès lors qu’il était justifié par un changement des besoins de l’entreprise utilisatrice
Attendu cependant, d’une part, que les dispositions de l’article L. 1251-40 du code du travail, qui sanctionnent l’inobservation par l’entreprise utilisatrice des dispositions des articles L. 1251-5 à L. 1251-7, L. 1251-10 à L. 1251-12, L. 1251-30 et L. 1251-35 du même code, n’excluent pas la possibilité pour le salarié d’agir contre l’entreprise de travail temporaire lorsque les conditions à défaut desquelles toute opération de prêt de main-d’œuvre est interdite n’ont pas été respectées, et d’autre part, qu’il résulte des articles L. 1251-36 et L. 1251-37 du code du travail que l’entreprise de travail temporaire ne peut conclure avec un même salarié sur le même poste de travail, des contrats de missions successifs qu’à la condition que chaque contrat en cause soit conclu pour l’un des motifs limitativement énumérés par le second de ces textes, au nombre desquels ne figure pas l’accroissement temporaire d’activité » (Cass. Soc. 12 juin 2014, 13-16.362, Publié au bulletin).
Ainsi, selon cette jurisprudence, malgré le fait que l’article L. 1251-40 ne prévoie de sanction qu’à l’encontre de l’entreprise utilisatrice, cela n’exclue pas la possibilité pour le salarié d’agir à l’encontre de la société d’intérim quand les conditions de mise à disposition de main d’œuvre dans le cas de contrats de travail temporaire n’ont pas été respectées.
Selon cette même jurisprudence, un salarié peut invoquer le non-respect du délai de carence prévu aux articles L 1251-36 et 37 pour demander la requalification de son contrat de travail temporaire en contrat à durée indéterminée même si l’article L. 1251-40 du code du travail ne mentionne pas la violation des articles relatifs au délai de carence au nombre de ceux dont la violation est sanctionnée par la requalification du contrat.
Dès lors, non seulement cet arrêt revient sur la jurisprudence de 2005 en admettant la requalification-sanction pour irrespect du délai de carence, mais elle va plus loin en permettant que cette sanction soit dirigée vers l’entreprise de travail temporaire, et non plus vers la seule entreprise utilisatrice, comme elle l’avait permis dans un premier temps, avant le l’exclure en 2005.
5. Sur le jugement de départage rendu en faveur du salarié défendu par la CNT-SO sur la base de la jurisprudence du 12 juin 2014
Sur la base de cet arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation, la CNT-SO a saisi le Conseil de prud’hommes de Marseille pour un salarié embauché par une entreprise de travail temporaire du mois de juillet 2011 au mois d’août 2014.
Ce dernier avait ainsi travaillé dans le cadre de 17 contrats de mission dont 13 avaient été renouvelés par avenant, tous ces contrats ayant été conclus avec la même société utilisatrice et comportaient comme motif de recours à un travailleur intérimaire, l’accroissement temporaire d’activité.
Ce motif figure au nombre desquels il est effectivement possible d’avoir recours à un travailleurs temporaire, en revanche il fait également parti des hypothèses dans lesquelles il convient de respecter un délai de carence entre deux contrats (art. 1251-36 et 37 du code du travail).
Or en l’espèce, il ressortait des tableaux indiquant les périodes travaillées par le salarié qu’il occupait un emploi permanent, lié, en réalité, à une activité normale de l’entreprise.
Cependant, ayant finalement été embauché par la société utilisatrice dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée, le salarié n’a pas souhaité demander à cette dernière la requalification de son contrat de travail.
Dès lors, sur le fondement de la jurisprudence précitée, la CNT-SO a assigné la société de travail temporaire.
Dans son jugement de départage du 30 juin 2016, le Conseil de prud’hommes de Marseille retient que :
« [ l’entreprise de travail temporaire] a manqué à ses obligations formelles propres, et il est égal que l’article L. 1251-40 du code du travail ne prévoit que des sanctions à l’égard de l’entreprise utilisatrice lorsque les conditions de fond de recours au contrat de travail ne sont pas réunies : si en effet, l’entreprise utilisatrice est seule juge pour connaître la réalité du motif de recours, l’entreprise de travail temporaire doit s’assurer que le contrat qu’elle signe avec le salarié respecte les dispositions légales.
De ce fait, Monsieur X est en droit de faire valoir auprès de l’entreprise de travail temporaire les droits afférents à un contrat à durée indéterminée, la rupture de la relation de travail devant être analysée en licenciement sans cause réelle et sérieuse ».
L’entreprise temporaire a fait appel du jugement, la CNT-SO et le salarié défendu par elle sont en attente de la décision.
Néanmoins, et en tout état de cause, l’arrêt de la Cour de cassation du 12 juin 2014 ainsi que le jugement de départage du 30 juin 2016 rendu en faveur du salarié défendu par la CNT-SO montrent qu’il est possible pour un salarié ne souhaitant pas assigner la société utilisatrice, dans le cadre d’une relation de travail temporaire, de faire condamner la société d’intérim et d’obtenir la requalification du contrat de travail temporaire en contrat de travail à durée indéterminé à l’encontre de cette dernière.
Notes :
1 Contrat de travail temporaire. Inobservation du délai de carence entre deux missions d’intérim. Sanction – Claude Roy-Loustaunau – Droit social 2001. 999
2 Contrat de travail temporaire. Inobservation du délai de carence entre deux missions d’intérim. Requalification (non) – Claude Roy-Loustaunau – Droit social 2005. 685