« Les mains dans le luxe » (CQFD Juin 2014)

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Le 7 mai 2014, une dizaine de femmes de chambre dénonçaient leurs conditions de travail devant l’Intercontinental, hôtel cinq étoiles dominant le Vieux-Port de Marseille. L’occasion d’aérer un peu les pratiques de la sous-traitance dans le nettoyage… Le journal mensuel « de critique et d’expérimentation sociales  » CQFD était présent.

« Ici, c’est de l’esclavage », s’étrangle Samir devant l’hôtel Intercontinental. Un room-service accessible 24h/24 pour 192 chambres, 22 suites, dont une présidentielle, si l’envie prenait au bon François de visiter son royaume…

Samir habite Toulon et sa boîte peut du jour au lendemain l’envoyer à Aix-en-Provence en le prévenant à 7 h du matin. Il n’y a pas de train à cette heure-là. Samir est équipier, un nouveau nom pour les loufiats qui nettoient les chambres des riches : tête de lit en cuir blanc, plaid brodé… Tout doit être nickel, dans les hôtels de luxe. Pourtant en CDI, Samir pointe les risques du métier : « Pour laver les vitres, on me fait travailler seul dans une nacelle en façade. » Et puis, au-delà de la peur du vide, il y a la peur de se faire jeter. La pression est mise par la direction de l’hôtel, qui débriefe chaque matin la Française de Services, société sous-traitante et leader dans le nettoyage. Nettoyage des droits, entre autres : ceux là sont balayés. Il y a eu plusieurs grèves à Paris, en 2013. « Le dress code est de se changer tous les jours, voire deux fois par jour, s’il y a des odeurs corporelles », rappelle Marie-Françoise Litaudon, qualifiée de mère-supérieure de l’hygiène par Le Monde.

À Marseille, la sueur des petites mains n’importunera pas le client dans son Spa avec sauna ou sa salle de relaxation : Samir ne s’est jamais rendu dans la salle de techno-gym. Soutenus par le syndicat CNT-solidarité ouvrière, qui a convoqué ce rassemblement devant l’hôtel, les salariés rappellent leurs conditions de travail déplorables. « M. Fouré m’ a menacé », raconte Samir. Fouré, c’est le DRH parisien. Des femmes de chambre venues de l’hôtel Massalia, dans le 8 e arrondissement, parlent de manque de respect. La gouvernante de cet hôtel est perçue comme une harpie. « Elle adore travailler avec nous, parce que nous nous taisons », témoigne une jeune Portugaise. Ses collègues sénégalaises et cap-verdiennes approuvent.

Armelle, une ancienne salariée, n’a pas tenu plus de trois semaines à son poste de gouvernante d’étage. « À 11 h, j’ai demandé à la DRH les fiches de poste des femmes de chambre. » À 15 h, à sa prise de poste, elle est virée. Expéditif. « Je suis tombée des nues ! » Quel lièvre avait-elle levé ? « Les filles sont sous payées. Sur leurs contrats, elles doivent cinq heures, mais en fait, c’est un système à la chambre qui fonctionne. » Un travail à la tâche, mais payé sur des heures fixes. « De plus, les filles n’ont pas de pause. » Samir, toujours remonté, en rajoute une couche : « C’est deux euros pour que je m’assoie manger dans l’hôtel ! » Il peut aussi déjeuner dehors… Les filles non. « J’étais la seule à manger », raconte Armelle. En tout cas, personne n’aura les miettes de la table de Lionel Levy, le chef-cuisinier.

Medji est équipier et montre des plaies sur ses mains : « La Javel ? Non… La boîte a changé les produits, mais ils sont encore plus forts. » La faute à des matériaux inadaptés et à un management qui exige que tout brille. « Comment nettoyer des sols rugueux et des moquettes qui peluchent ? » D’après la FDS, on n’emploie plus de Javel, tout va bien. Medji aurait besoin d’une séance au sauna, mais sa condition le lui interdit. Pourtant, il devrait savoir que le Spa « traite la peau avec douceur avec des manœuvres fluides, des pressions bien régulières, sans jamais provoquer de déplacements de tissus ».

Mme Suarez brandit elle aussi sa main droite, bien plus grosse que la gauche : un choc qu’elle a subi en faisant les lits, il y a trois mois. La médecine du travail lui demande de reprendre son poste sur un pied. « Apte d’une main », grince Mme Suarez…

Patricia, neuf mois en France, neuf mois de ménage. « Parfois 19 chambres pour un service et le dimanche compris. On ne connaît nos jours de travail que d’une semaine sur l’autre. » Un paquet d’heures ne sont pas payées, les heures supplémentaires, notamment. « On a même des retenues », affirme une collègue. Un système infantilisant où les femmes de chambre sont traitées comme du menu fretin. Les menaces sont monnaie courante. Et si cela ne suffit pas, « ils essayent de nous piéger en laissant traîner des objets de valeur pour voir si on les vole ». La gouvernante du Massalia, abhorrée de son personnel, prétend que ses filles ont été licenciées d’autres hôtels, ce qui est faux : Patricia vient d’arriver du Portugal. « Il y a un rapport familial entre nous, mais elles n’ont jamais compris leurs contrats », affirme la mère-supérieure maison, qui se dit choquée par la manifestation et estime qu’elle a toujours fait en sorte de payer les employées. « D’ailleurs, elles ne sont que cinq devant l’hôtel ! » Et pour cause : ce sont les cinq femmes de chambre en CDI. Toutes les autres, en CDD, craignent de perdre leur place. « Elle nous insulte ! », affirme Amalia devant ces collègues qui approuvent d’un hochement du chef. Des insultes familiales, peut-être ? La gouvernante parle d’incompréhension due au manque de maîtrise de la langue…

Le 7 mai, la directrice de l’Intercontinental n’a pas traîné devant son établissement, où elle a laissé le soin aux gouvernantes et aux membres de la sécurité de prendre en photo les salariés récalcitrants. Elle nie les mauvaises conditions de travail et renvoie les gueux à leur société sous-traitante. Samir est heureux de la mobilisation : « Ils pensent que je suis un con, un étranger, mais je suis Français. Quand tu parles de tes droits, tu es à éliminer ! » Un mois plus tard, il végète à Aix-en-Provence sur une voie de garage. Son salaire couvre à peine ses frais de transports, mais il tient bon.

Un mois plus tard, Julien, de la CNT-SO, confirme que c’est à nouveau la bagarre. « Ils l’ont mal pris », à la Française des Services. Doux euphémisme, car sur place, les petits chefs sont devenus hargneux. Ils ont adressé aux salariés cet avertissement : « On a vos photos ! » D’après Julien, ils ont un double discours. Un CDD n’a pas été renouvelé, mais le syndicat est encore intervenu et la travailleuse devrait être reprise. Chose plus curieuse, certaines femmes de chambre du Massalia travaillent parfois au Novotel, mais pour le groupe Medifrance, dont Stéphane Fouré, le DRH de la FDS, est propriétaire…

Devant le Massalia, le 6 juin dernier, la Française de Services a envoyé sa directrice du Développement, Isabelle Rocca, qui communique avec brio et dément toutes les accusations, à l’unisson du directeur de l’hôtel. Un beau duo. « La Française de Services a même prévu un treizième mois et offre la participation à une mutuelle. » Isabelle Rocca explique que le syndicat CNT-SO n’est pas représentatif : « Notre délégué n’exprime aucune plainte. » Elle parle de la CGT-Nettoyage, qui semble très compréhensive avec sa direction. « Et puis la CGC, l’UNSA et la CFDT ont signé notre charte, on a toutes les garanties, nous respectons la loi », insiste le directeur de l’Intercontinental. Traçabilité, normes, contrôles, tout y passe pour démontrer que l’hôtel est un lieu idyllique pour des travailleuses qui, par malchance, ne parlent souvent qu’un français approximatif et sont abusées par les petits caractères de leur contrat.

Se faire sous-traiter

« Le but de la sous-traitance est de faire éclater la communauté de travail et de réaliser plus de profits en sous-payant les femmes de chambre, gouvernantes et équipiers (en général de – 15 à – 40 %) qui ne bénéficient pas de la convention collective de l’hôtel », affirme de son côté la CGT de l’hôtel Parc-Hyatt Paris-Vendôme, dont les salariés étaient aux prud’hommes le 6 juin 2014. L’hôtel se trouve dans la rue la plus chère de Paris au Monopoly… Rue de la Paix – pas de la paix sociale, en tout cas. À Marseille, Sabrina est venue soutenir les femmes de chambre du Massalia. Elle a été débarquée de l’hôtel Kyriad, à la Capelette. Elle contestait sa date d’embauche : il manquait trois jours. Propeo, la société de nettoyage, l’a renvoyée une semaine après. « C’est du travail à la tâche », affirme cette ancienne secrétaire de boîte d’intérim qui connaît ses droits. « J’ai tapé “Protection des ouvriers” sur Internet », comme on tape société protectrice des animaux, « et j’ai immédiatement adhéré à la CNT-SO. »


Article paru dans CQFD n°123 (juin 2014), par Christophe Goby, illustré par Pirikk
L’article en ligne sur le site de CQFD.